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1934 : Les suisses verrouillent le secret bancaire

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Il aura fallu que, en 1932, plusieurs Cahuzac français de l'époque se fassent pincer pour que les Suisses décident de mieux protéger leur système bancaire. Le premier épisode d'une histoire très opaque.

> > > Article paru dans Marianne du 31 juillet

Quand il monte à la tribune de l'Assemblée nationale ce 10 novembre 1932, le député socialiste Fabien Albertin ne sait pas qu'il va devenir l'un des maillons d'une longue chaîne qui va faire de la Suisse l'un des principaux paradis bancaires et fiscaux du monde. Son intervention, qui dénonce les bénéficiaires d'un vaste réseau d'évasion fiscale organisé par une banque helvétique, va en effet contribuer à la rédaction, en novembre 1934, d'une nouvelle loi bancaire suisse qui donnera naissance à l'un des instruments essentiels à l'évasion fiscale et à la circulation de l'argent sale dans le monde : le secret bancaire.

L'affaire commence à 16 h 10, le 26 octobre 1932. Le commissaire Barthelet débarque en force dans un appartement de cinq pièces situé dans un hôtel particulier parisien, rue de la Trémoille, dans le quartier des Champs-Elysées. Il a beaucoup de chance, le commissaire Barthelet : quand il pénètre dans cette succursale parisienne de la Banque commerciale de Bâle, en plus de la surprise de tomber sur un sénateur, il touche le banco : 245 000 F en liquide (160 000 € d'aujourd'hui), des francs suisses, un répertoire, un livre de caisse et, surtout, 10 carnets, qui contiennent environ 2 000 noms. Ceux des fraudeurs qui ont recours à la banque suisse pour ne pas payer la taxe de 20 % sur les revenus des placements à l'étranger. Le policier, en fait, n'est pas si surpris : il a bénéficié d'une dénonciation. La rumeur se répand vite et la presse commence à chercher les noms qui sont sur les carnets. Le ministre de l'Intérieur, Camille Chautemps, ne veut pas les donner. Louis Germain-Martin, le ministre des Finances, jure ses grands dieux qu'il ne les connaît pas.

Panique à Genève

C'est dans cette ambiance que le député Fabien Albertin demande au président de l'Assemblée à pouvoir s'exprimer : il a une copie de la liste des carnets. Avec un art consommé du suspense, cet ancien avocat à la cour d'appel de Paris livre progressivement les noms des fraudeurs les plus connus. Il n'y a pas un mais trois sénateurs, une douzaine de généraux, des magistrats, deux évêques dont, souligne Fabien Albertin, « le royaume n'est pas de ce monde, mais qui, certainement, grâce à d'habiles restrictions mentales, ont pu concilier à la fois la nécessité du serment fiscal, qui doit être sincère, avec le juste souci de mettre à l'abri leur fortune » ! On trouve aussi des directeurs de grands journaux (le Matin et l'Ami du peuple), sans oublier des grands patrons de l'industrie, dont les frères Peugeot et le propriétaire du fabricant de meubles Lévitan.

Albertin en revient vite à son objectif : dénoncer les paradis fiscaux. « Les fonctionnaires du ministère des Finances et les personnalités des banques, avec lesquels je me suis entretenu ces jours derniers, m'ont dit que la fraude ainsi réalisée pouvait atteindre le chiffre de 4 milliards par an [un peu plus de 2,5 milliards d'euros actuels] », souligne le député. Le gouvernement d'Edouard Herriot vient de lancer une politique drastique de réduction des déficits budgétaires, et ce manque à gagner en termes de ressources fiscales fait mal. Le député interpelle alors le gouvernement : « Il faudra que, par la voie de conventions internationales, vous organisiez une véritable extradition fiscale... »

La presse française donne une ampleur phénoménale à l'affaire. De nombreux clients étrangers des banques suisses s'affolent et retirent leur argent. C'est au tour des journaux suisses de s'inquiéter de ces retraits massifs de fonds. La Banque commerciale de Bâle doit rembourser de grosses sommes, la Banque d'escompte de Genève n'y survivra pas. Les Suisses sont connus depuis longtemps pour leur professionnalisme dans la gestion de l'argent. « Si vous voyez un banquier suisse sauter d'une fenêtre, sautez derrière lui, il y a sûrement de l'argent à gagner ! » aurait dit Voltaire. Mais les procès qui suivront vont démontrer une chose : si la discrétion fait partie des qualités reconnues aux banquiers suisses, la protection qu'ils offrent ne tient pas forcément devant les tribunaux. Concrètement, le secret bancaire n'existe pas.

C'est bien ce qui inquiète les banquiers suisses. Comme l'indique Peter Hug, historien à l'université de Berne, « sporadiquement au début des années 20, puis de manière répétée au début des années 30, après la crise de l'endettement et l'effondrement des banques, des enquêteurs des finances et du fisc allemands et français se sont mis à empiéter sur le territoire helvétique. A la suite de jugements spectaculaires, des voix se sont fait entendre revendiquant le renforcement et la protection pénale du secret bancaire » (1). Les milieux financiers savent qu'après l'affaire Albertin d'autres scandales de ce genre peuvent ruiner leurs banques dont, comme l'affirme le député français, les capitaux de l'évasion fiscale sont à l'époque « le profit principal, [voire] le profit exclusif ».

C'est pourquoi le gouvernement suisse instaure une nouvelle loi bancaire en novembre 1934. Celle-là, dans son article 47, place le secret bancaire sous la protection du droit pénal. Une banque suisse livrant des informations concernant l'identité de ses clients, y compris à son propre gouvernement, commet désormais un acte criminel. Surtout, la loi étend cette protection juridique aux non-résidents. Le secret bancaire est né. Une innovation légale que d'autres territoires, Beyrouth, Tanger, les Bahamas, le Liechtenstein, Montevideo, vont rapidement copier. Et une décision efficace : durant les trois ans qui suivent l'établissement du secret bancaire, la fortune gérée par les banques suisses augmente de 28 %. Un véritable succès.

La fausse menace nazie

L'histoire pourrait s'arrêter là. Mais elle rebondit plus de trente années plus tard. Car les banquiers suisses vont vouloir cacher l'origine purement cupide de leur nouvelle loi. A la place, ils ont voulu créer un mythe, qui refait surface régulièrement, celui de la protection des avoirs juifs contre les nazis. Grâce aux travaux de Peter Hug, on sait maintenant comment cette légende est née.

Elle apparaît pour la première fois dans le Bulletin du Crédit suisse, en novembre 1966. L'auteur, anonyme, d'un article intitulé «A propos du secret bancaire suisse» écrit : « Il est à remarquer que c'est l'espionnage intensif exercé sur les avoirs juifs qui a forcé la Suisse, en 1934, à définir plus rigoureusement le secret bancaire inscrit jusqu'alors dans le droit coutumier et à rendre toute violation passible de sanctions pénales, et ce afin de protéger les persécutés. Sans exagérer, on peut affirmer que la détermination avec laquelle le secret bancaire a été et est défendu a sauvé la vie et la fortune de milliers de personnes. » Voilà le secret bancaire devenu un instrument des justes !

Ironie de l'histoire, c'est l'un des plus farouches opposants des banquiers qui leur aurait suggéré cette justification. Dans son célèbre livre, publié en 1966, où il fustige « les gnomes de Zurich » (2), Theodore Reed Fehrenbach développe la thèse selon laquelle la loi de 1934 aurait résulté des pressions nazies. Pour cela, il raconte l'histoire de l'agent de la Gestapo Georg Hannes Thomae (3). Ancien employé de banque, il reçoit la mission en janvier 1934 de mettre la main sur les avoirs juifs en Suisse. Sa technique est simple et on en a une illustration par la manière dont il a dépouillé de ses biens Anton Fabricus, un marchand de Hanovre. Thomae se présente un matin à la Société de banque suisse et demande à verser 20 000 francs suisses sur le compte de Fabricus. En temps normal, les banques zurichoises refusent d'avoir affaire à des tiers pour la gestion des comptes de leurs clients. Mais, comme l'explique Fehrenbach, en cette période troublée où le régime nazi avait décrété que tout citoyen allemand en possession d'avoirs financiers à l'étranger devait les déclarer sous peine de mort, tous les clients allemands ont recours à des tiers ou à des agents suisses pour régler leurs affaires. La banque accepte l'argent, fournissant la preuve de l'existence du compte de Fabricus. Celui-ci disparut dans la nuit qui suivit, symbole d'une longue liste d'exécutions sommaires. « La réaction du gouvernement helvétique à l'égard des procédés de la Gestapo pour porter atteinte à la banque suisse fut rapide, sûre et à la hauteur de la situation. Le Conseil national élabora un nouveau code de la banque suisse qui, pour la première fois dans l'histoire, plaçait le principe du secret bancaire sous la protection officielle de la loi pénale », conclut Fehrenbach.

Une ficelle bien usée

Or, selon les recherches de Peter Hug, aucune archive ne montre que cette histoire ait joué un rôle quelconque dans les travaux préparatoires à la loi bancaire. Qui plus est, « la première norme pénale pour une protection renforcée du secret bancaire apparaît en février 1933 dans un projet de loi élaboré par l'administration des finances, c'est-à-dire plus d'une année avant les prétendues activités de l'agent Thomae ». Mais cette histoire plaît aux banquiers suisses. Car ils ont alors besoin de lancer une opération de relations publiques à destination des Etats-Unis. Le Congrès américain tient des auditions régulières sur l'évasion fiscale et le crime organisé, à l'occasion desquelles le secret bancaire des banques helvétiques revient souvent. Il fallait réagir.

L'autojustification proposée par les banquiers est reprise dans les revues de droit, de fiscalité et d'économie. La légende est lancée... et elle touche son objectif. En 1968, lors de la présentation au Congrès américain d'un projet de loi contre le secret bancaire suisse, le président de la commission des banques souligne qu'il faut tout de même prendre en compte le fait que « les lois actuelles sur le secret bancaire suisse remontent directement aux redoutables opérations de la Gestapo en Suisse, immédiatement avant l'éclatement de la Seconde Guerre mondiale » (5)... La ficelle était grosse, mais elle a servi jusqu'à la fin du siècle...

A suivre...
Chronique d'une mort annoncée

Il faudra attendre la toute fin des années 90 pour que des premiers travaux historiques battent en brèche la légende. Ce qui n'empêchera pas le secret bancaire suisse de rester une arme puissante pour attirer du monde entier les capitaux en quête d'opacité. S'il est régulièrement dénoncé, il reste bien présent. Il faudra une crise financière majeure, d'ampleur historique, ouverte aux Etats-Unis en 2007 pour que la Suisse finisse par craquer.

Début 2008, la France et l'Allemagne passent à l'attaque : la crise financière plombe l'activité et creuse les déficits publics, les Etats ont besoin de recettes. Dès mars, Hans-Rudolf Merz, le ministre des Finances suisse, leur répond d'aller se faire voir : «A ceux qui s'attaquent au secret bancaire, je ne peux qu'affirmer que vous allez vous casser les dents ! Il n'est pas question de négocier.» Un an plus tard, en février 2009, les Etats-Unis forcent le gouvernement suisse à laisser la banque UBS leur fournir plusieurs centaines de noms de fraudeurs américains. Une énorme brèche, qui n'aura de cesse de s'élargir jusqu'à la capitulation finale en 2014. La Suisse annonce qu'elle passera en 2018 à l'échange automatique d'informations fiscales : dès qu'un étranger viendra ouvrir un compte, le fisc de son pays d'origine en sera informé. C'en est fini, au moins sur le papier, du secret bancaire. Le pays a cédé parce que le G20 impose l'échange automatique partout dans le monde. Mais cela ne veut pas dire pour autant que tout secret à des fins fiscales va disparaître. Car il existe d'autres moyens d'opacité que le secret bancaire, mais c'est une autre histoire...

(1) «Les vraies origines du secret bancaire, démontage d'un mythe», le Temps, 27 avril 2000.
(2) The Gnomes Of Zurich, éd. Leslie Frewin, 1966. Il reprenait l'expression de George Brown, le ministre des Finances britannique, qui, en 1964, lors d'une attaque spéculative contre la livre sterling, dénonçait «les gnomes sans visage de Zurich».
(3) Les Banques suisses, chap. IV, Stock, 1967.
(4) Cité par Peter Hug.
(5) Voir le travail pionnier de Sébastien Guex, «Les origines du secret bancaire suisse et son rôle dans la politique de la Confédération au sortir de la Seconde Guerre mondiale», Genèses, no 34, mars 1999, ainsi que «L'affaire des fraudes fiscales et le gouvernement Herriot», l'Economie politique, no 33, janvier 2007.
 

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