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Et Nixon déchaîna les forces de l'argent

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En dévaluant le dollar et en imposant la fluctuation des monnaies, le président républicain Richard Nixon a fait basculer l'économie dans la financiarisation à outrance. Et a provoqué la récession mondiale telle que nous la connaissons aujourd'hui.

 >>> Article paru dans Marianne du 14 août

Ce 15 août 1971, les Américains auraient dû se méfier en voyant apparaître le président des Etats-Unis sur leur écran de télévision, à l'heure du dîner. Cela fait belle lurette que Richard Nixon a été surnommé « Ricky le Tricheur » (« Dick the Cheat »). Mais l'homme qui parle depuis le bureau Ovale de la Maison-Blanche sait quel langage ses concitoyens aiment entendre. Et il les caresse dans le sens du poil : « L'Amérique a la meilleure opportunité dans le siècle pour parvenir à deux de ses buts majeurs : garantir la paix pour une génération, et créer une nouvelle prospérité sans guerre », explique le président qui promet donc la paix, alors que la conscription envoie les jeunes hommes au Vietnam, et la prospérité, alors que l'inflation (8 % par an en 1970) ronge l'épargne. Pour un peu, le temps de la grande promesse serait à portée de main des Américains.

On raconte que la plupart des téléspectateurs ont à peine compris la suite du discours présidentiel. Tout juste ont-ils retenu que les salaires et les prix allaient être bloqués pour quatre mois, que des droits de douane de 10 % frapperaient les importations de produits étrangers et que l'action du gouvernement allait rétablir la force du dollar.

Pourtant, Nixon annonce bien ce qui va générer une révolution dans l'économie mondiale : « J'ai demandé au secrétaire d'Etat au Trésor Connally de suspendre provisoirement la convertibilité du dollar en or ou tout autre instrument de réserve. »

Situation dégradée

Depuis 1944 et les accords de Bretton Woods, tous les pays capitalistes utilisent le dollar comme monnaie d'échange, puisque le billet vert est réputé « as good as gold » et que le gouvernement des Etats-Unis s'est engagé à échanger sur demande sa monnaie contre le métal jaune au cours de 35 dollars pour une once. Le système a bien fonctionné pendant une vingtaine d'années. Il a permis à l'Amérique d'exporter ses marchandises dans sa devise mais aussi aux pays ruinés de l'Europe, de se reconstruire en profitant d'un système simple et stable donnant accès aux capitaux abondants des Etats-Unis (plus de la moitié de la richesse mondiale est située outre-Atlantique à la sortie de la guerre).

Mais, depuis une dizaine d'années, la machine dollar s'est mise à tourner à l'envers. Le Japon, l'Allemagne, la France, l'Italie rattrapent leur retard, et ont désormais ensemble un PIB équivalent à celui de l'Amérique. Les dollars sortent en masse pour s'investir en Europe et en Asie. Pour nourrir les échanges et la croissance, il faut toujours plus de dollars. En 1971, il y a 53 milliards de dollars en circulation, soit cinq fois le célèbre stock d'or entreposé à Fort Knox. Le cours de l'or sur le marché libre de Londres dépasse les 35 dollars officiels au point que, en 1968, le gouvernement britannique le ferme. Mais tant que le dollar est roi, pas besoin de s'en faire...

C'est « ce privilège exorbitant » du dollar - ne pas avoir à se soucier de sa balance des paiements - que dénonce le général de Gaulle lors d'une conférence de presse, le 5 février 1965, en administrant avec gourmandise une leçon d'économie (inspirée par son conseiller Jacques Rueff) au puissant allié : « Dans les échanges internationaux, la loi suprême, la règle d'or, c'est le cas de le dire, qu'il faut remettre en honneur et en vigueur, c'est l'obligation d'équilibrer d'une zone monétaire à l'autre, par entrées et sorties effectives de métal précieux, les balances des paiements qui résultent de leurs échanges. » A la suite de quoi, la France, qui s'est désendettée auprès de Washington, lui demande la conversion de ses dollars en lingots sonnants et trébuchants...

A la fin des années 60, la situation se dégrade encore. La guerre du Vietnam coûte cher, très cher. Tout comme la « Great Society », lancée par Lyndon B. Johnson, le prédécesseur démocrate de Nixon à la Maison-Blanche, qui vise à établir plus de justice sociale, grâce à d'onéreux programmes d'éducation, de santé (Medicare et Medicaid), de construction de logements sociaux et de lutte contre la ségrégation raciale. Abonnée aux déficits public et commercial, l'opulente Amérique vit au-dessus de ses moyens.

L'équipe qui entoure Richard Nixon le sait et est bien embêtée, car le président compte bien se faire réélire lors des élections qui doivent se dérouler en novembre 1972. Il faut montrer aux électeurs que le gouvernement se préoccupe d'eux.

L'administration Nixon est plutôt diverse : le président de la Réserve fédérale, Arthur Burns, est un keynésien, mais le secrétaire d'Etat au Budget, George Shultz, est un adepte de Milton Friedman, de l'école de Chicago, et c'est John Connally, un énergique Texan à peu près inculte en économie, qui fait la synthèse, en tant que secrétaire au Trésor...

Expansions et déficits

En fait, aucun membre de cette équipe de Pieds Nickelés n'avait l'intention de révolutionner les échanges mondiaux, mais simplement celle d'obtenir une dévaluation du dollar pour donner de l'air politique à Richard Nixon, afin qu'il puisse se représenter pour un second mandat. L'annonce était prévue plus tard, lors de la date symbolique du Labor Day, la Fête du travail, en septembre. Mais, le 12 août, le meilleur allié de l'Amérique, le Royaume-Uni, présente à Washington une masse de 750 millions de dollars à convertir en or. La demande va précipiter une décision qui n'avait pas fait l'objet d'un consensus. Fred Bergsten, haut fonctionnaire de l'administration Nixon, raconte : « Ce fut une grande surprise. Le cercle des initiés était très restreint. Même le secrétaire d'Etat Henry Kissinger [numéro 2 du gouvernement] n'était pas au courant. »

C'est improvisé, mais ça marche. Pendant un an, l'inflation est contenue, et le dollar flottant dévalue de 8 % en décembre, puis 10 % en 1973. « Richard le Tricheur » gagne haut la main les élections, en novembre 1972. Après, l'inflation reviendra, les déficits aussi. Puis le président réélu sera destitué, mais c'est une autre histoire...

L'Amérique profonde, conservatrice, opposée par principe au gouvernement fédéral, garde une nostalgie pour le temps du dollar « as good as gold ». Quarante ans plus tard, Charles Kadlec se lamente, dans un article publié par Forbes, le 15 août 2011 : « Aujourd'hui, 1 dollar ne vaut guère plus que deux dimes [soit 20 %], en pouvoir d'achat comparé à la valeur pré-Nixon. » En 2006, le pamphlétaire libéral William Bonner, dans un best-seller - l'Empire des dettes -, soutient que, à partir de ce moment, le gouvernement fédéral n'a plus connu de frein à son expansion à coups de déficits.

Hors des Etats-Unis, les partenaires sont sonnés par le coup de massue assené depuis Washington. Paul Volcker, sous-secrétaire d'Etat au Trésor, envoyé en tournée d'explication, raconte ses échanges avec les ministres européens et japonais : « Ils m'ont interrogé : "Vous voulez dévaluer le dollar ? Mais de combien, 1 ou 2 % ?" Je leur ai répondu : "Vous n'y êtes pas du tout. Pensez plutôt 10 ou 15 %." » En France, le Monde en conclut, le 18 août : « Le dollar est malade, mais c'est finalement aux principaux partenaires commerciaux des Etats-Unis de prendre les dispositions qu'appelle la décision de suspendre la convertibilité de la monnaie américaine en or. » La morgue des Américains se manifeste définitivement lorsque John Connally réplique à une délégation européenne : « Le dollar, c'est notre monnaie, mais c'est votre problème. » Un éditorialiste québécois résume : « Cette fois-ci, les Etats-Unis tiennent le gros bout du bâton. »

Gourdin ou baguette, une fois le dollar dévalué et flottant, piloté habilement par la Réserve fédérale, l'administration américaine tentera en vain de négocier un système de changes régulés. C'était d'ailleurs le plan de départ, puisque, le 15 août, Nixon avait simplement « suspendu » pour quatre mois la convertibilité du dollar en or, le temps de négocier avec les autres partenaires du système monétaire international. Mais le vase de Soissons était bien cassé en mille morceaux. Malgré des tentatives de rétablir des bandes de fluctuation entre les 10 grandes devises de l'époque, l'« accord de la Jamaïque » actait, en 1976, le décès final du système de Bretton Woods, sans le remplacer.

Le président français, Valéry Giscard d'Estaing, se souvient quitter un monde prévisible - « Nous vivions dans l'idée que les monnaies étaient stables » - pour un autre où règnent « la demande et l'offre ». Par l'accord de Bâle, en 1972, les six pays de la Communauté européenne vont bien tenter de maintenir leurs monnaies dans des bandes de fluctuation (de plus ou moins 2,25 % entre elles), mais le Serpent monétaire européen (SME) aura bien des vicissitudes et sera malmené par la chute du dollar, les spéculations sur les devises contraignant la livre puis la lire italienne à sortir du SME. Il faudra attendre les années 2000 pour que l'Union européenne se dote d'une monnaie, l'euro...

Devises flottantes

Dans son allocution du 15 août, Nixon, cocasse, avait dit aux Américains, avec son célèbre petit sourire en coin : « Cela ne va pas plaire aux courtiers en devises. » Au contraire, ces derniers devraient lui élever une statue tant il les a enrichis ! Car, dans le bureau Ovale de la Maison-Blanche, le président venait de réveiller un monstre : les forces de l'argent, puisque de la fluctuation des monnaies entre elles découla d'autres libéralisations, pour parvenir à la financiarisation de la planète telle que nous la connaissons aujourd'hui. Les échanges, qui étaient somme toute très modestes dans les années 60 (10 milliards de dollars environ de transactions chaque jour), sont devenus monstrueux, puisque multiplié en vingt-cinq ans par 200 (2 000 milliards de dollars d'échanges quotidiens).

« Les sbires de Nixon, écrit William Bonner mirent en mouvement la bulle du crédit de la pax dollarium. » Les devises flottantes ont donné naissance aux « produits dérivés » (options d'achat ou de vente, contrats notionnels), dont la fonction de départ, légitime, était de permettre aux entreprises qui commerçaient dans des devises étrangères de se « couvrir » contre les risques de changes, qui étaient inconnus dans le système dollar-or... La profondeur de ces marchés a été augmentée par les énormes émissions de dettes publiques. Le premier marché (Chicago Monetary Market) ouvre en 1972. Dix ans plus tard, son petit frère, le Liffe, est inauguré à Londres. A Paris, le gouvernement de gauche organise le Matif, en 1986, qui permet aux investisseurs de se couvrir contre les variations de taux d'intérêts.

De nouvelles professions apparaissent, vivant de la titrisation des dettes (la revente en morceaux ou en paquets de créances sur les Etats ou les entreprises) ou de la spéculation, comme les hedge funds, qui parient sur les écarts de cotation. La finance atteint une taille gigantesque. Dans un livre lumineux intitulé le Nouveau Mur de l'argent (Seuil, réédité en 2012), l'économiste François Morin recense les flux tournant sur la planète. Ce qu'il découvre dans les comptes de l'année 2002 de la Banque des règlements internationaux (BRI) est proprement stupéfiant : le montant des échanges annuels nécessaires à l'économie réelle (échanges de biens et de marchandises, échanges commerciaux) est de 40,3 teradollars (40 300 milliards de dollars), mais l'ensemble des transactions entre banques s'élève à 1 150 teradollars (1 150 000 milliards de dollars). Soit 28 fois plus ! La différence colossale entre les deux chiffres, c'est la taille de l'industrie financière mondiale.

Les innovations financières trouvent leur assise théorique dans une idéologie née avant-guerre, le néolibéralisme, selon laquelle les marchés seraient plus efficients que l'Etat, dont les personnages emblématiques demeurent Margaret Thatcher et Ronald Reagan. Mais, en novembre 2008, cette énorme pyramide s'écroule avec la faillite de la banque Lehman Brothers, provoquant la plus grande récession mondiale depuis 1929. En 2011, le rédacteur de Forbes le reconnaît : « Nous avons payé cher l'erreur colossale de Nixon. » Il aurait fallu se méfier de « Dick the Cheat » !

A suivre...

En proclamant son embargo sur l'or américain, Richard Nixon donnait raison à John Maynard Keynes. L'auteur de la Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie (1930), qui représentait le Royaume-Uni à la conférence de Bretton Woods, en 1944, n'avait pas réussi, malgré son immense prestige intellectuel, à imposer son idée d'une monnaie mondiale - le Bancor - indépendante de l'or (que Keynes qualifiait de « relique barbare »). Le Bancor aurait été géré par le FMI sous domination conjointe des Etats-Unis et du Royaume-Uni, de façon à permettre des ajustements négociés des parités des devises. Mais les Etats-Unis, représentés par Harry Dexter White, imposèrent l'architecture d'un système financier international bâti sur le dollar. White, un démocrate de gauche qui fut suspecté d'être une taupe communiste, soupçonnait l'Angleterre de vouloir perpétuer sa domination impériale, même si l'impérialisme n'était pas du tout la tasse de thé de Keynes. Mais, comme on disait qu'alors « toute la richesse du monde résid[ait] aux Etats-Unis », l'usage du dollar comme monnaie d'échange internationale apparaissait plus simple, et surtout immédiatement disponible pour la reconstruction de l'Europe ravagée. Depuis, le Bancor demeure une idée féconde. Celui-ci demeure une référence dans les débats théoriques et politiques. La proposition d'une « monnaie commune », formulée dès 1991 par Jean-Pierre Chevènement, par opposition à la « monnaie unique » (l'euro), est directement inspirée des propositions de John Maynard Keynes.

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